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Souvenirs : le vin des abadiens

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Poursuivons l’évocation de nos souvenirs des années 1950 à l’Abadie, en consacrant cette page au vin.

Comme l’eau, le lait et l’huile, thèmes déjà abordés dans cette chronique, un autre liquide, le vin, occupait une place essentielle dans la vie de nos ancêtres agriculteurs dans cette époque de l’après-guerre.

Une consommation quotidienne

Le vin rouge était la boisson de base de tous les repas, midi et soir, et souvent du casse-croûte du matin. Même les enfants en buvaient, entrecoupé d’eau. Le métier d’agriculteur nécessitait une grande dépense physique : le vin apportait des calories, tout en réhydratant le corps.

Les familles consommaient en général plusieurs litres par jour. Leurs revenus modestes ne leur permettaient pas d’acheter de telles quantités ; il fallait donc produire son propre vin.

Une production domestique

Chaque paysan avait son plantier de vignes, généralement de superficie limitée, quelques centaines de m2, rarement plus de 1000 m2. Ces plantiers étaient disséminés sur tout l’espace abadien, jusque sur les pentes de l’ubac, à plus de 500 mètres d’altitude.

Ils étaient cultivés sur les restanques, souvent en forte pente, parfois éloignées de la ferme, et sans aucun machinisme. C’est dire la dureté de la tâche. Le traitement des vignobles débutait à la fin de l’automne, par la coupe des sarments, et se poursuivait par le labourage, avec la houe (le « magaou ») à deux ou trois lames. Au printemps et en été, afin de prévenir les maladies de la vigne, il fallait sulfater et soufrer si besoin à plusieurs reprises.

À l’automne, c’était les vendanges, faites à la main bien entendu, avec la participation de toute la famille, enfants compris ; c’est la raison pour laquelle les vacances scolaires s’étiraient jusqu’en octobre. Parfois, les voisins venaient aider, à charge de réciprocité.

Le transport du raisin se faisait à dos d’homme, quelle que soit la distance ; je me souviens d’un agriculteur du hameau de l’Eglise, qui, cageots sur les épaules, effectuait des dizaines de trajet entre son plantier situé sur les contreforts de l’ubac et sa cave, située au hameau des Clémensans.

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Le raisin était ensuite écrasé avec les pieds nus dans les cuves ; certains, mieux outillés, utilisaient un fouloir à main.

Après plusieurs jours de fermentation et d’ébullition, le jus de raisin était tiré et versé dans les tonneaux, préalablement nettoyés à l’eau bouillante, au moyen d’une chaine métallique que l’on introduisait à l’intérieur des fûts, pour enlever les dépôts de lie sur les parois.

Une petite partie du liquide était détournée pour être bue rapidement, un peu comme le Beaujolais nouveau ; on appelait ça de « la piquette ».

Le résidu des grappes était récupéré au fond de la cuve et passé au pressoir avant d’être versé dans les fûts. Ce qui restait des grappes, que l’on appelait « la raca », était conservé et porté à l’alambic pour obtenir de l’eau de vie (la « branda »). En ce temps-là nombre de nos agriculteurs bénéficiaient encore du « privilège » de bouilleur de cru, qui les exonérait de taxes élevées sur le marc.

Outre le vin rouge et l’eau de vie, nos anciens produisaient aussi une petite quantité de vin blanc, que l’on réservait pour les repas de fête, en guise de champagne.

D’autres usages du raisin

Le raisin était par ailleurs consommé comme fruit : nos paysans cultivaient diverses variétés de vignes, certaines à maturation précoce, avant octobre, d’autres à murissement plus tardif, jusqu’en novembre, de manière à profiter de ce fruit au dessert pendant plusieurs mois.

Les vignes composaient souvent la tonnelle devant la maison, procurant ainsi de l’ombre en été.

Autre utilisation : certains grains de raisin de grande taille étaient mis en bocaux avec de l’eau de vie, on les dégustait en fin de repas le dimanche.

Aujourd’hui les plantiers de vigne ont disparu ; quelques tonnelles subsistent encore.

Pendant un temps, jusqu’à la fin du siècle dernier, certains Abadiens ont continué à « faire leur vin » avec du raisin récolté dans le Var. Cette pratique s’est éteinte, de même que le privilège du bouilleur de cru.

Mais ne soyons pas trop nostalgiques : les Abadiens amateurs de bon vin peuvent toujours en déguster, en le payant autrement qu’avec la sueur de leur corps.

Denis Saretta